L'extrême droite européenne en compétition pour l'hégémonie
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La normalisation de la nouvelle extrême droite en Europe

C’est désormais un fait établi : il faudra continuer à composer avec la nouvelle extrême droite. Jusqu’à ce qu’elle ne soit bientôt plus une nouveauté sur la scène politique. Au lieu de s’étonner, à chaque élection, des résultats des représentants de cette tendance politique en Europe et de se plaindre du déplacement vers la droite du débat public, Steven Forti s’efforce de comprendre les caractéristiques communes de ces phénomènes politiques.

La nouvelle extrême droite est devenue un acteur politique ancré dans les territoires, présent dans les parlements et accepté par une grande partie de la population électorale en Europe. C’est la conclusion du politologue Cas Mudde, qui souligne que la normalisation de l’extrême droite est en cours depuis le début du nouveau millénaire.

Les résultats des élections présidentielles en France sont un exemple éloquent de cette tendance. Marine Le Pen, leader du Rassemblement National (RN), a réussi à libérer son parti de l’étiquette d’extrémiste et à devenir une option viable pour la présidence d’un des pays fondateurs de l’Union européenne. Si Emmanuel Macron a pu rester à l’Élysée pour cinq autres années grâce à la coalition républicaine, près de la moitié des électeurs français ont voté pour Le Pen. Ce résultat est d’autant plus significatif que le parti de Le Pen n’est pas le seul à l’extrême droite de l’échiquier politique.

La normalisation de la nouvelle extrême droite en Europe n’est pas une nouveauté. Depuis la fin du siècle dernier, ce mouvement est entré dans les exécutifs de plusieurs pays de l’Europe occidentale. En Italie, le Mouvement Social Italien, sur le point de devenir l’Alliance Nationale, a cessé d’être le pôle exclu de la politique italienne dès 1994, lorsque le parti a rejoint le gouvernement avec Forza Italia et la Ligue du Nord. Depuis lors, la présence des post-fascistes de Fini et d’une Ligue Nord de plus en plus extrémiste dans le gouvernement italien, ainsi que dans de nombreuses administrations locales et régionales, a été considérée comme une réalité normale en Italie.

Des exemples plus récents de cette tendance sont la Hongrie, gouvernée par Viktor Orbán depuis douze ans, et la Pologne, où le parti PiS est au pouvoir depuis deux mandats. Ces deux pays sont les cas les plus inquiétants, mais l’Europe de l’Est n’est pas une exception. L’entrée de l’extrême droite dans les exécutifs de plusieurs pays de l’Europe occidentale est devenue une réalité normale.

Ces derniers temps, on a observé une accélération notable de la montée en puissance de la nouvelle extrême droite dans plusieurs pays : la victoire de Donald Trump aux États-Unis en 2016, la coalition FPÖ + ÖVP à Vienne, l’ascension de la Ligue “à la manière de Le Pen” de Salvini et du M5S en Italie en 2017 et 2018, la victoire de Bolsonaro au Brésil en 2018, sans parler du phénomène du Brexit au Royaume-Uni. D’autre part, l’avancée électorale de ces formations politiques a été capillaire : lors des élections européennes de 2019, l’extrême droite a été la première force politique dans cinq pays (France, Italie, Royaume-Uni, Pologne, Hongrie) et aujourd’hui, à l’exception de l’Irlande et de Malte, elle est représentée dans tous les parlements nationaux du continent, obtenant des pourcentages de vote dépassant souvent 20%. Ce qui était autrefois considéré comme l’ “exception ibérique” a fondu comme neige au soleil : Chega est déjà le troisième parti au Portugal et Vox est récemment entré pour la première fois dans un gouvernement régional, celui de Castille et León, en coalition avec le Parti Populaire. En résumé, il s’agit d’un phénomène répandu dans le monde occidental depuis longtemps et qui s’est accéléré ces dernières années.

Nouvelle ou vieille extrême droite ?

La terminologie utilisée pour décrire Trump, Salvini, Orban, Abascal et d’autres est sujette à débat, en particulier en ce qui concerne la relation avec le fascisme d’entre les deux guerres. Dans les publications académiques et les médias, on trouve différentes définitions pour parler de ces mouvements : droite radicale, populisme de droite, ultra-droite, extrême droite, populisme nationaliste, post-fascisme, néofascisme ou simplement fascisme. Ce débat est loin d’être banal, car comprendre comment nommer les choses est essentiel pour les comprendre.

L’opinion de Steven Forti est que deux concepts – le fascisme et le populisme – sont des obstacles notables pour trouver une solution convaincante à ce problème. Premièrement, la nouvelle extrême droite est différente du phénomène historique du fascisme. Selon la définition d’Emilio Gentile, le fascisme était un mouvement politique et une idéologie avec une série de caractéristiques que l’on ne retrouve pas dans le trumpisme, la Ligue, Fidesz ou le Rassemblement National. Cependant, il existe des éléments de continuité entre ces mouvements et ceux d’aujourd’hui. Deuxièmement, le concept de populisme n’aide pas vraiment à définir et comprendre la nouvelle extrême droite. En l’absence d’une définition académique largement acceptée, il convient plutôt de considérer le populisme comme un signe distinctif de notre époque.

Ces obstacles ont été surmontés par Cas Mudde et sa définition de la droite radicale. Cependant, sa proposition reste problématique : est-il juste d’utiliser le même adjectif – radical – comme s’il y avait une sorte de symétrie entre les nouvelles forces d’extrême droite et d’extrême gauche, telles que Podemos, Syriza ou La France Insoumise ? Steven Forti pense que c’est une erreur et précise que la gauche radicale critique le système libéral actuel en se concentrant sur les problèmes économiques et en demandant un changement des modèles néolibéraux, sans remettre en question les droits garantis par les conquêtes démocratiques. Au contraire, elle pousse à élargir et approfondir ces droits et à réduire les inégalités. Comme souligné par Beatriz Acha Ugarte, “est-il possible de concevoir une démocratie non pluraliste ? Peut-on considérer comme démocratiques – même si ce n’est pas dans leur ‘version libérale’ – ces forces qui, dans leur traitement de l'”autre” (immigré, étranger), méprisent le principe démocratique d’égalité ?”. Et elle ajoute : “On ne peut pas rejeter la démocratie libérale sans rejeter aussi la démocratie d’une manière ou d’une autre”, donc il faut être “prudent dans leur considération comme formations démocratiques, car elles défendent une idéologie d’exclusion qui est incompatible même avec la version simplement procédurale” de la démocratie.

Extrême droite 2.0 : une catégorie politique plurielle à l’ère des nouvelles technologies

Steven Forti traite de la définition de la nouvelle extrême droite qu’il appelle « extrême droite 2.0 », qui se caractérise par une forte utilisation des nouvelles technologies dans leur ascension politique. Le concept souligne que les partis politiques de ce mouvement ont des éléments novateurs par rapport au fascisme. Cette catégorie comprend les partis membres des groupes Identité et Démocratie (ID) et Conservateurs et Réformistes européens (CRE) du Parlement européen, ainsi que des mouvements identitaires similaires ou des phénomènes uniques tels que le trumpisme, le bolsonarisme ou le Likud de Benjamin Netanyahu en Israël. Cette catégorie ne s’applique pas aux partis traditionnels de droite, généralement membres du Parti populaire européen (PPE), ni aux partis ou mouvements politiques tels que Aube Dorée, CasaPound ou Hogar Social Madrid.

Les partis ou les mouvements qui se réfèrent directement à l’idéologie fasciste et ne rejettent pas la violence comme instrument politique sont définis comme néofascistes ou néonazis. Cette catégorie ne s’applique pas non plus aux systèmes de gouvernement et aux partis dominés par Duterte aux Philippines, Modi en Inde ou Erdogan en Turquie. Ces dirigeants font partie d’une tendance autoritaire qui va au-delà de la définition de l’extrême droite 2.0. Les formations de l’extrême droite 2.0 ont des références idéologiques communes, telles que le nationalisme fort, l’identitarisme, la récupération de la souveraineté nationale, la critique du multilatéralisme, la défense des valeurs conservatrices, la défense de la loi et de l’ordre, l’islamophobie, la vision de l’immigration comme une “invasion”, la critique du multiculturalisme et des sociétés ouvertes, l’anti-intellectualisme et un éloignement formel des expériences passées du fascisme. Les partis de cette nouvelle extrême droite ont également une tactique très présente et visible sur les médias, l’utilisation des nouvelles technologies et des réseaux sociaux pour rendre leurs messages viraux et polariser davantage la société en créant un climat de guerre culturelle. Cette nouvelle extrême droite se présente comme rebelle face à un système progressiste de gauche et à la dictature politiquement correcte.

L’extrême droite européenne en compétition pour l’hégémonie ?

Il est maintenant évident que l’extrême droite a atteint son premier objectif : elle s’est normalisée et n’est plus marginale sur l’échiquier politique, déplaçant le débat public de plus en plus vers la droite. Cela est déjà une réalité dans tous les pays occidentaux. La question n’est désormais pas tant de savoir si elle cherchera à orienter les pays qu’elle gouverne ou gouvernera vers des systèmes démocratiques illibéraux – elle le fera dès qu’elle le pourra, plus ou moins rapidement, avec plus ou moins de difficultés – mais si une lutte pour l’hégémonie a commencé dans l’espace de l’extrême droite et quelles en seront les conséquences. En effet, dans plusieurs pays, les principaux partis d’extrême droite ont vu émerger des concurrents dans leur espace politique et idéologique. Le cas français est peut-être le plus récent et, bien que Le Pen l’ait remporté contre Zemmour, la guerre pourrait ne pas être terminée.

Un phénomène similaire se produit également aux Pays-Bas, où l’hégémonie du Partij voor de Vrijheid de Geert Wilders est remise en question par le Forum voor Democratie de Thierry Baudet, et au Danemark, où le Nye Borgerlige de Pernille Vermund et le Stram Kurs de Rasmus Paludan font leur entrée en scène, exerçant une pression de droite sur le Dansk Folkeparti. Cependant, le cas le plus emblématique est celui de l’Italie, où la Lega de Salvini se bat farouchement contre Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni.

Les partis d’extrême droite sont présents sur la scène politique européenne depuis longtemps, mais les partis libéraux et démocrates peinent toujours à élaborer une ligne de conduite claire à leur égard.

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