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Tribunaux de commerce : une justice trop opaque ?

Nés au XVIe siècle, les tribunaux de commerce sont souvent qualifiés de « justice pour les commerçants par les commerçants ». Réducteur ? Pas si sûr. Bénévoles, les 3 400 juges des 134 tribunaux de commerce français sont en effet élus, sinon cooptés par leurs pairs dirigeants d’entreprises, pour trancher chaque année, en moyenne, 40 000 contentieux et décider de l’avenir de dizaines de milliers de sociétés en difficulté. Un rôle décisif, au cœur de polémiques récurrentes depuis les révélations, en 1998, du rapport d’enquête parlementaire d’Arnaud Montebourg, alors député PS.

Exception française, les tribunaux de commerce jouent un rôle décisif dans la vie économique du pays. Pointée du doigt à la fin des années 1990 après une série de scandales, la plus ancienne juridiction du pays a fait l’objet de multiples réformes. Pourtant, les dysfonctionnements et les soupçons de collusion sur le dos des entrepreneurs perdurent. Enquête.

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À l’époque, sa dénonciation d’une « justice défaillante et sans contrôle », suivait de peu le best-seller d’Antoine Gaudino, ex-inspecteur de police à l’origine de l’affaire Urba. Son titre : La mafia des tribunaux de commerce, un tour de France de la corruption (Albin Michel). Dans la foulée, une série d’affaires révélait les malversations de juges, avocats, greffiers, administrateurs et mandataires judiciaires, s’accordant pour « dépouiller » ou « s’accaparer » des entreprises et leurs propriétaires.

Elite économique

« On n’en est plus là ! », s’agace Jean-Marc Latreille, président du tribunal de commerce de Marseille, prompt à citer des réformes gages d’« indépendance » : dotés depuis 2003 d’un comité d’éthique aux « avis confidentiels », les juges consulaires, soumis à une commission de discipline et à un code de déontologie formalisé en 2016, remplissent à présent une déclaration d’intérêts. Enfin, ils sont tenus depuis 2018 de suivre une formation de huit jours dispensée par l’École nationale de la magistrature. Insuffisant ? « Mes juges sont des chefs d’entreprises actifs ou retraités, centraliens, polytechniciens, diplômés de HEC et de grandes écoles », objecte Latreille. Sur le plan national, la seule étude sociologique portant sur les juges consulaires estimait, en 2009, que 50 % d’entre eux ont une formation juridique.

Rendue par une élite économique, cette justice de proximité tendrait surtout, selon un rapport parlementaire de 2013, « à fonctionner en vase clos » et à « favoriser des connivences et des conflits d’intérêts ». Un ex-juge confirme : « Le président du tribunal me demandait de statuer en faveur de grosses boîtes, en disant : ‘‘N’oubliez pas qui vous a fait élire…’’ »

L’exemple de Yuka

L’application Yuka a-t-elle été victime de cette règle tacite ? En 2021, la petite start-up, connue pour son application anti-malbouffe, était assignée au tribunal de commerce de Paris, Brive et Aix-en-Provence par des industriels de la charcuterie. L’objet du litige : la mention « cancérogène » associée, via Yuka, aux charcuteries contenant des additifs nitrés. Bilan : trois condamnations de Yuka pour « pratiques commerciales trompeuses et dénigrement ». Pour Patrick Careil, président de la première chambre du tribunal de commerce de Paris, « cette décision est justifiée par la jurisprudence de la Cour de cassation, selon laquelle l’exactitude des critiques ne suffit pas à écarter le dénigrement ». Reste qu’une exception légale a été écartée par les juges du commerce : l’existence d’un « débat d’intérêt général ». Or, les additifs en question avaient fait l’objet d’une mission parlementaire dirigée par Richard Ramos (Modem), auteur d’une proposition de loi en vue de leur interdiction, que réclamaient aussi les 300 000 signataires d’une pétition relayée par Foodwatch, la Ligue contre le cancer et Yuka.

Le profil de deux des juges qui ont condamné la start-up interroge tout autant : à Aix, un ancien directeur d’hypermarchés Carrefour, chapeautant donc la commande et la vente des produits mis à l’index par Yuka ; à Paris, l’un des magistrats occupait jusqu’en décembre 2016 un poste d’administrateur au sein d’un groupe spécialisé dans l’alimentation destinée à l’élevage, notamment porcin. « Trois juges statuent sur chaque affaire et il n’y avait aucun conflit d’intérêts », objectait alors à Marianne Patrick Careil.

Combien d’emplois réellement sauvés ?

Outre les contentieux, la justice consulaire a la main sur les procédures collectives, vitales pour les 50 000 entreprises françaises qui se trouvent chaque année en grande difficulté. Placées en redressement sur décision d’un juge, celles-ci passent alors sous la tutelle d’un administrateur judiciaire associé à un mandataire judiciaire, chargé d’assurer le versement des salaires et de défendre les droits des créanciers. Lorsque le redressement est impossible, le mandataire se mue en liquidateur et solde un maximum de dettes, toujours sous le contrôle d’un juge. Ce fut le cas, en 2020 et 2021, pour environ 30 000 entreprises, un chiffre en baisse sous l’effet du soutien étatique lié à la crise sanitaire, qui aura préservé des sociétés mal en point.

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Selon le Conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (CNAJMJ), qui revendique « 100 000 emplois sauvés chaque année », 61 % des entreprises en redressement finissent par sombrer. « Le taux de liquidation est en réalité de 97 % », assure de son côté Brigitte Vitale, présidente de l’association Aide entreprise, qui lutte sans relâche contre les « abus » d’administrateurs et mandataires judiciaires. S’appuyant sur les données du cabinet Altares (spécialiste de l’information des entreprises) qui usait lui-même de statistiques officielles, Vitale explique : « 70 % des entreprises sont liquidées d’office. Sur les 30 % restants, 70 % ne passent pas le cap du redressement judiciaire. Et parmi les boîtes rescapées, seulement 30 % survivent à leur plan de continuation. À l’arrivée, 97 % ont bien coulé. » Les entreprises en difficulté qui échouent dans un tribunal de commerce seraient donc presque toujours vouées à disparaître ? « Tous ces professionnels sont contrôlés par des commissaires aux comptes deux fois par an, et font l’objet d’un contrôle général tous les trois ans », tempère le CNAJMJ, qui souligne également que « la profession est à l’origine de la quasi-totalité des saisines de la commission de discipline, essentiellement composée de hauts magistrats ».

Enveloppes de cash

Exerçant en libéral, au nombre de 450 pour toute la France, ces auxiliaires de justice que sont ces administrateurs et mandataires judiciaires, jouissent d’un monopole, sur fond de sous-effectif chronique : à Marseille, on ne recense par exemple que quatre administrateurs judiciaires et six mandataires. Nantis d’un revenu mensuel médian de 25 000 euros – quand les greffiers des tribunaux de commerce émargent à 30 000 euros par mois –, ils peuvent ainsi facturer des honoraires parfois supérieurs au montant des créances qu’ils recouvrent. Le tout dans une opacité légale, autorisée par la mise en réserve des « frais de justice prévisibles » ponctionnés sur l’actif des entreprises en liquidation. « Comme ils perçoivent des revenus pour chaque acte de procédure et un pourcentage sur les cessions, ils ont tout intérêt à liquider, ajoute un avocat. Et quand ça ne suffit pas, certains essayent d’étendre la procédure aux biens personnels de l’entrepreneur… ou de sa famille ! »

Tel est le calvaire vécu pendant quinze ans de procédure par Marc Ughetto, dont la propriété faillit être saisie et vendue après la faillite de son épouse, unique gérante de l’entreprise défaillante. « J’ai vu des mandataires réclamer des enveloppes de cash, brader des biens qu’ils rachetaient via des sociétés écrans, quand ils ne faisaient pas directement profiter les copains », témoigne maître Bonnet, devenu la bête noire de divers tribunaux de commerce. Parfois, les entreprises elles-mêmes deviennent la proie de concurrents influents.

Tentative de suicide

Placée en redressement le 24 février dernier pour une créance de 27 136 euros réclamée par un régime de retraite complémentaire, la société Phoenix Access, créatrice d’une solution informatique révolutionnaire (qui permet de créer une application, sans avoir à « coder »), pourrait ainsi susciter la convoitise : un mois après sa nomination, l’administrateur judiciaire décidait de la liquidation sans que les associés n’aient eu le temps de présenter un plan de continuation, comme la loi le permet pourtant. « Cette célérité est louche », avance notre ex-juge. « Des gens veulent nous prendre le fruit de notre travail, mais on va se battre pour nos 30 employés ! », s’emporte Jamal Ben Abbes Taarji, l’un des associés. Dans des cas analogues, le scénario peut virer au drame. C’est ce que relate Brigitte Vitale, dont l’association Aide entreprise vient en aide aux entrepreneurs en souffrance : « Sur nos 4500 adhérents, 60 % ont fait une tentative de suicide. »

Ces dernières décennies, une myriade d’associations de « victimes des tribunaux de commerce » a vu le jour, à l’image de Léon France, créée par Michel Verneuil : « J’ai quand même fait révoquer, radier ou condamner des juges, des mandataires et des greffiers », savoure cet homme de 77 ans, toujours très sollicité. Depuis ces coups d’éclat venus ponctuer le millier de dossiers passés entre ses mains, les affaires n’ont pas cessé : en 2019, l’AGS, organisme patronal qui avance les salaires des entreprises en liquidation, portait plainte à Paris contre plusieurs mandataires judiciaires suspectés d’avoir empoché illégalement quinze millions d’euros. Selon d’autres sources, le préjudice pourrait s’élever à 1,5 milliard en dix ans… La même année, un mandataire d’Angoulême était condamné pour tentative d’escroquerie aggravée, abus de confiance et faux et usage de faux. En 2020, un ex-mandataire lyonnais était reconnu coupable d’un détournement de douze millions, un autre était condamné par le tribunal correctionnel d’Aurillac pour « prise illégale d’intérêt et abus de confiance. » Les signes d’une dérive ? « Le taux de condamnation des professionnels est marginal », souligne le CNAJMJ.

« Les torts sont parfois partagés »

Alerté par Brigitte Vitale, le député et vice-président de l’Assemblée nationale Sylvain Waserman (MoDem) créait en 2019 un « groupe de travail sur les procédures de liquidation judiciaire ». Son rôle : examiner des dossiers suspects, sous la supervision de la présidente de l’association Aide entreprise et d’un représentant du CNAJMJ. « La durée de certaines procédures, qui excède parfois vingt ans, est inacceptable », observe Waserman. De fait, un adhérent d’Aide entreprise, plus que nonagénaire, totalise 53 années d’une procédure toujours en cours ! Si les réunions de la « commission Waserman » sont tendues, des dizaines de justiciables ont néanmoins pu conserver leur résidence principale. « C’est peu, regrette Brigitte Vitale, qui ajoute : le deal, c’est que chaque victime renonce aux poursuites contre les administrateurs judiciaires » ; « Les torts sont parfois partagés », nuance Waserman qui nie l’existence d’un tel deal.

De son côté, le président du tribunal de commerce de Marseille déplore que « les agissements de quelques mandataires retombent sur la justice consulaire ». Combien de ces juges ont fait l’objet de procédures disciplinaires ces dernières années ? « Vingt environ sur cinq ans, mais seulement et heureusement, quatre procédures disciplinaires, les premiers présidents de Cour d’Appel préférant demander aux juges incriminés de démissionner rapidement », nous répond la Conférence générale des juges consulaires. Une façon d’étouffer des scandales ?

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« Avec 14 % de taux d’appel et 4 % d’infirmation de nos jugements, les tribunaux de commerce ont les meilleurs résultats de toutes les juridictions », se félicite le président Latreille, dont le tribunal affiche un bilan encore plus flatteur. « Un trompe-l’œil, réplique maître Bonnet. D’abord, les justiciables ne savent pas toujours qu’ils peuvent faire appel. Ensuite, une personne qui voit son entreprise liquidée et ses biens vendus, souvent sur fond de crise dans son couple, a rarement le courage et les moyens de poursuivre le combat. » Quid du taux d’infirmation des jugements ? « Nombre de magistrats professionnels rechignent à désavouer leurs homologues du commerce, même en cas de faute évidente », renchérit l’avocat.

« Une réforme de la justice commerciale est inévitable », souffle Sylvain Waserman. En mai prochain, les entreprises ayant contracté un Prêt garanti par l’État pendant la crise sanitaire devront commencer à rembourser. Et comme le prévoit la Cour des comptes, les tribunaux de commerce auront fort à faire.

Enquête de Thomas Rabino

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